Compte-rendu du workshop international « Fonti e metodi per lo studio della ricchezza ecclesiastica nell’Europa meridionale (secoli XIII-XVI) »

Billet rédigé par André Moutinho Rodrigues, doctorant aux université de Porto et Paris 1 Panthéon-Sorbonne, édité par Guilhem Dorandeu, membre de la section Moyen Âge. Futur boursier de l’EFR en novembre 2024, André écrit une thèse intitulée : « Les cardinaux du Portugal au XVe siècle : familles, réseaux et diplomatie ». Ses recherches visent à étudier les familles, les cours et les réseaux sociaux des cardinaux du Portugal au XVe siècle, et à montrer comment ceux-ci ont orienté les relations diplomatiques entre la communauté politique portugaise et la Curie romaine.

Le workshop international « Fonti e metodi per lo studio della ricchezza ecclesiastica nell’Europa meridionale (secoli XIII-XVI) » , sous la direction scientifique d’Esther Tello (Institución Milá y Fontanals, CSIC, Barcelone), s’est déroulé les 22 et 23 février à l’École française de Rome. Cet événement s’inscrit dans le cadre de deux projets coordonnés par Esther Tello, qui visent à jeter les bases d’un futur projet européen sur ce même sujet ( « La riqueza de la Iglesia y el desarrollo del territorio. Corona de Aragón. Siglos XIII-XVI » et « La richesse de l’Église : indicateurs économiques d’une institution universelle. Sud-Est de l’Europe, XIV^e-XV^e siècles » ).

Vivien Prigent (EFR) a introduit le workshop en rappelant l’importance de la collaboration entre les différentes instances organisatrices et le caractère prospectif de cet événement. Esther Tello a souligné ensuite l’ambition du projet à élaborer, qui consiste à envisager l’Église comme agent économique et à forger les concepts et les méthodes pour traiter de la richesse ecclésiastique, Si un calcul précis de cette richesse est assez vain, l’objectif d’une évaluation, même approximative, est essentiel. Pour y parvenir, quelques voies s’imposent : saisir comment la richesse de l’Église se donne à voir dans l’espace, comparer espaces ruraux et urbains de la richesse, ou encore les situations au sud et au nord de l’Europe.

La première communication, présentée par Amandine le Roux (Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris – Université Paris 1), était consacrée à l’étude des revenus de la chambre apostolique provenant de la Provence et de ses provinces ecclésiastiques, à partir des archives des pontificats de Jean XXII et de Benoît XII. Amandine Le Roux a comparé les revenus des bénéfices ecclésiastiques en 1274 et en 1327, en choisissant le diocèse d’Aix comme étude de cas et en cherchant à d’identifier les variations dans la taxation ou non de certains bénéfices, ainsi que l’augmentation ou la diminution de leurs revenus. Elle a indiqué comme pistes de recherche, la nécessité d’une cartographie des bénéfices ecclésiastiques, la comparaison entre les comptes des collecteurs locaux et les revenus de la Chambre apostolique et l’étude des mécanismes qui permettent d’estimer les valeurs de chaque bénéfice ecclésiastique.

Mário Farelo (Université du Minho) a cherché à interroger les suppliques comme sources potentielles d’estimation de la richesse de l’Église en utilisant celles adressées au pape par les Portugais depuis le pontificat de Clément VI jusqu’à celui de Martin V et publiées dans les Monumenta Portugaliae Vaticana d’António de Sousa Costa. Mário Farelo s’est concentré sur les références à l’estimation de la valeur des bénéfices indiquée dans les suppliques, en étudiant les formules utilisées, leur emplacement dans la structure diplomatique du document et les changements qu’elles ont subi au cours de ces pontificats. Il conclut en soulignant les limites de ce type de source pour l’étude de la richesse de l’Église, en vue du nombre considérable de registres manquants, du nombre limité de bénéfices concernés et de la faible documentation relative aux cas identifiés.

Jadranka Neralic (Croatian Institute of History) a ensuite cherché à établir une comparaison entre la pauvreté présumée des bénéfices ecclésiastiques dans la région de Dalmatie, telle qu’elle ressort de la documentation, et les preuves matérielles de la richesse de ces mêmes bénéfices. Jadranka Neralic a utilisé la documentation provenant d’archives locales et celle des Archives Vaticanes, en particulier pour les pontificats de Martin V, de Paul II et de Sixte IV.  Une attention particulière a été accordée aux bénéfices ecclésiastiques de la ville de Zara, et une perspective à long terme de son histoire a été élaborée, du Xe au XVe siècle, époque à partir de laquelle la plupart des bénéfices dalmates tombent en commende. Elle a évoqué ce qui sera une question soulevée par plusieurs autres interventions au cours de la journée : plus que la richesse, les sources écrites parlent surtout de la pauvreté de l’Église.

La taxation du clergé toscan entre le XIIIe et le XVe siècle était le sujet de la communication de Jacopo Paganelli (Università di Pisa). À partir des listes des revenus des bénéfices ecclésiastiques en Toscane, instruments propres au clergé local pour la répartition du poids de l’imposition communale, et divisant la période prise en examen en trois phases successives, Paganelli a démontré une évolution qui a commencé par une phase expérimentale de taxation cléricale au XIIe siècle, une deuxième phase avec le développement des estimations ecclésiastiques à partir de la moitié du XIIIe siècle et une dernière, à partir du XIVe siècle, dans laquelle les estimations du clergé ont été généralisées comme modèle pour l’imposition communale. Enfin, il a montré comment le clergé a accepté de contribuer aux besoins de la “commune”, tout en défendant sa prérogative de décider seul de la répartition interne de cette imposition.

Jorge Díaz Ibáñez (Universidad Complutense de Madrid) a tracé les grandes lignes de l’étude du patrimoine des chapitres des cathédraux en Castille à la fin du Moyen Âge, en se concentrant sur trois points essentiels : les sources, les méthodes et les futures pistes de recherche. Après avoir décrit les sources dispersées entre différents dépôts d’archives et dont les typologies documentaires sont hétérogènes, Díaz a ensuite abordé quelques approches méthodologiques privilégiées en mettant l’accent sur l’analyse statistique et sur la perspective comparative. À partir de quelques exemples d’études déjà réalisées dans ce domaine, il a exposé certaines des difficultés inhérentes à l’étude du sujet, telles que la nécessité d’intégrer dans une même analyse des sources très différentes, le manque de séries documentaires et la nécessité de tenir compte de l’inflation dans une étude comparative de longue durée.

La communication conjointe de Carlos Manuel Reglero (Universidad de Valladolid) et Juan Prieto (Universidad de Salamanca) était consacrée à l’étude d’un autre élément important pour comprendre non seulement la richesse de l’Église, mais aussi toute économie médiévale : les institutions monastiques. Un aperçu de la situation économique des monastères castillans a été dressé depuis la seconde moitié du XIIIe siècle. À partir de cette période, l’économie monastique commence à s’affaiblir en raison du dépeuplement des seigneuries monastiques, de l’augmentation de la pression fiscale exercée par les autorités royales et de la diminution de la valeur des rentes perpétuelles causée par l’inflation. Cette tendance se poursuit au XVe siècle, lorsque les guerres, l’endettement et la perte des seigneuries monastiques confirment le déclin économique de ces institutions. Reglero et Prieto concluent en affirmant que la redistribution des richesses et le changement de nature des revenus qui se sont produits à la fin du Moyen Âge, au détriment des monastères, ont profité à la Couronne et à la noblesse, mais aussi aux institutions ecclésiastiques propriétaires de biens urbains et de dîmes.

Dans sa communication, Julia Conesa (Centre Roland Mousnier) a cherché à démontrer comment les chanoines de la cathédrale de Barcelone ont construit conjointement leur fortune personnelle et leur carrière ecclésiastique, les deux étant liées. Après avoir abordé l’historiographie consacrée aux chapitres cathédraux ibériques, Conesa évoque les limites des sources utilisées, tant séculières qu’ecclésiastiques, en précisant le caractère qualitatif de son approche. L’analyse des carrières individuelles des chanoines de Barcelone et l’étude de leurs revenus – en particulier de leurs prébendes – l’ont amené à conclure que les canonicats ne semblent pas représenter une forme d’ascension sociale, mais plutôt un moyen de maintenir un statut social et économique familial ou acquis antérieurement. Ainsi, l’obtention d’un canonicat par des familles appartenant à l’élite économique de Barcelone, en plus de représenter une importante source de revenus pour le bénéficiaire, faisait partie de la stratégie adoptée pour contrôler les institutions urbaines.

Pour clore la première journée, Ángel Galán et Andrés Requena (Universidad de Málaga) ont présenté les résultats d’une étude comparative entre les diocèses de Séville et de Grenade envisagée du point de vue de l’accumulation et de la gestion du patrimoine ecclésiastique. Galán et Requena tentent de montrer comment, dans les deux cas, la Couronne s’est efforcée d’apporter un soutien économique aux diocèses nouvellement conquis, leur donnant ainsi les moyens nécessaires pour rassembler et consolider leur base patrimoniale. Les deux chercheurs ont procédé à une analyse quantitative des revenus des deux diocèses, en reconstituant des ensembles de documents permettant des analyses en série et en décrivant les stratégies de gestion patrimoniale adoptées. Tout au long de la présentation, divers graphiques résultant de l’analyse quantitative des données ont été analysés en détail, permettant une mise en perspective sur le long terme des difficultés de gestion patrimoniale rencontrées par les deux diocèses dans la période qui a suivi la conquête chrétienne.

Les domaines de la famille Visconti et la fiscalité ecclésiastique imposée par la commune de Piacenza au XIVe siècle ont été abordés par Fabrizio Pagnoni (Università degli studi di Milano) au début de la deuxième journée de workshop. Au cours de sa présentation, trois thèmes principaux relatifs aux institutions ecclésiastiques de ce territoire ont été envisagés: le volume de la richesse et son évolution, la relation entre la richesse et les dynamiques sociales, économiques, politiques et institutionnelles, et la question de la redistribution de la richesse au niveau institutionnel et spatial. Dans sa présentation des sources utilisées, Pagnoni a souligné l’importance de l’utilisation des sources conservées dans les archives monastiques pour l’étude de la fiscalité diocésaine. Il a démontré, à travers une analyse diachronique, comment les institutions ecclésiastiques urbaines et rurales ont négocié pour se répartir le poids de la fiscalité municipale, mais aussi comment les seigneurs laïques, notamment les membres de la famille Visconti, ont pu influencer cette répartition.

Stefano Locatelli (Università di Parma et Queen Mary University of London) a présenté les documents de collecte et de dépôt de la décime de Cesena de 1274 à 1280, imposée par le deuxième concile de Lyon. À l’aide de ces documents, Locatelli a montré comment il était possible d’obtenir l’évolution de la valeur et des taux de change des différentes monnaies utilisées pour payer cet impôt et comment les monnaies étrangères, en particulier le florin de Florence, ont été étaient imposées au détriment des monnaies locales. La reconstitution de la chaîne de transmission qui s’étendait de la Chambre apostolique aux marchands qui louaient le droit de percevoir les décimes et même aux sous-collecteurs locaux a démontré les liens familiaux des agents impliqués. La comparaison entre les deux types de registres, collecte et dépôt, a également permis de démontrer le manque de correspondance entre les montants collectés par les collecteurs pontificaux et ceux qui étaient déposés.

Antonio Antonetti (Università degli studi della Repubblica di San Marino) a étudié l’Église en Italie du Sud au début du XIVe siècle, en comparant diverses sources pour obtenir des informations sur la répartition de ses richesses. L’introduction révèle les grandes inégalités entre les 136 diocèses du Royaume de Naples, en donnant l’exemple de celui de Salerne, avec un revenu annuel de 6500 florins, et de Salpi, avec 5 florins. Antonetti montre comment, face à la pauvreté et à la tendance à l’augmentation de la pression fiscale royale et pontificale, les diocèses méridionaux ont cherché à se défendre et à améliorer l’administration de leur patrimoine. Ces efforts se sont concrétisés par des inventaires qui renseignaient sur les revenus des bénéfices des différents diocèses, leur permettant ainsi de contrôler et connaître leurs sources de revenus, mais pas nécessairement d’augmenter ces mêmes revenus.

La communication de Kristjan Toomaspoeg (Università del Salento) portait sur la richesse des ordres religieux militaires, dont l’objectif principal était de financer les campagnes militaires en Terre Sainte. Toomaspoeg décrit la manière dont les différents ordres militaires ont administré leurs biens, en précisant que ceux-ci n’avaient pas de comptabilité centralisée. Bien que les contemporains aient critiqué leur accumulation de richesses, Toomaspoeg a démontré que les prieurés des ordres militaires avaient des soldes budgétaires neutres, où tout ce qui était gagné était dépensé, sans logique sous-jacente d’accumulation monétaire. Plusieurs exemples de la manière dont il est possible de quantifier la richesse des ordres militaires ont été présentés, en établissant des parallèles et en utilisant des sources et des méthodologies variées.

Le workshop s’est terminé par une présentation d’Armand Jamme (CIHAM, CNRS – Université Lyon 2), qui a discuté des deux organes centraux de la fiscalité papale : la Chambre apostolique et la Chambre du collège des cardinaux. Armand Jamme a montré comment, tout au long du XIVe siècle, les cardinaux étaient considérés comme des frères du pape et comment ils partageaient avec lui le gouvernement universel de l’Église. Diverses preuves ont été présentées qui révèlent le travail commun des deux chambres, ainsi que les revenus que le pape et les cardinaux partageaient entre eux. L’accumulation de richesses par les cardinaux a également été abordée, en foction de l’affirmation selon laquelle les papes du XIVe siècle bénéficiaient du pouvoir économique de leurs cardinaux faisant de ces derniers des exécutants efficaces de la politique papale. Jamme a conclu en disant qu’il existait une véritable coopération entre la Chambre du collège des cardinaux et la Chambre apostolique, qui travaillaient en symbiose en tant que principaux organes financiers de la papauté.

Tout au long du workshop, un certain nombre de questions ont été soulevées, dont on peut dire qu’elles sont communes à tous les exposés et qu’elles ont dominé les débats. Tout d’abord, le binôme richesse/pauvreté de l’Église, puisque plusieurs intervenants, dans leur recherche de la richesse de l’Église, se sont heurtés à sa pauvreté dans les sources écrites. Cette question, directement liée au concept de richesse, mérite d’être clarifiée quand on parle de la richesse de l’Église : s’agit-il d’un état d’abondance ou du produit accumulé, abondant ou non, d’une activité économique ? Deuxièmement, la tension entre les analyses quantitatives et qualitatives qui a dominé une partie importante du débat. Une opposition de visions entre la nécessité impérative d’établir une documentation sériée permettant une analyse quantitative avant de s’intéresser au contexte politique et social, et le fait de partir de ce même contexte pour en déduire qualitativement les conséquences économiques face aux lacunes documentaires. Enfin, les questions de l’inflation, de la dévaluation des monnaies et de la fluctuation des revenus. Les deux premières ont été évoquées dans les différentes interventions et présentées comme les principaux obstacles à l’étude de la richesse de l’Église et à l’intelligence des chiffres. La question de la fluctuation des revenus a été présentée comme un obstacle important à l’estimation de la valeur des bénéfices ecclésiastiques par l’institution papale.

Entre les exposés, les débats et les pauses-café, la voie de ce qui semble être une ligne de recherche fructueuse a été tracée. Les sources ont été répertoriées, les méthodologies explorées et les difficultés potentielles identifiées. Les interventions ont porté sur toutes les zones géographiques couvertes par le projet, du Portugal aux Balkans, et il est déjà possible d’entrevoir l’immense potentiel d’une analyse comparative et diachronique. S’il n’est pas possible de mesurer avec précision la richesse de l’Église de l’Europe méridionale du XIIIe au XVIe siècle, ces deux journées de travail profitable nous donnent une approximation de la richesse du débat et du travail historiographique qu’Esther Tello entend approfondir avec son projet.

---

---