Enfants des bidonvilles. Entretien avec Margot Delon

Enfants des bidonvilles. Une autre histoire des inégalités urbaines (2024, La Dispute, 192 pages)

Margot Delon est chargée de recherche en sociologie au CNRS (CENS, Nantes Université) et fellow de l’Institut Convergences Migration. En résidence à l’EFR d’avril à décembre 2024, Margot effectue actuellement une recherche sur les transformations du patrimoine immobilier religieux à Rome. Elle collabore au programme structurant Vilmouv et a participé à l’ouvrage collectif “Les métropoles d’Europe du Sud à l’épreuve des crises du XXIe siècle”, à paraître aux Editions de l’EFR.
Entretien réalisé et édité par Simone Di Cecco, membre de l’école française de Rome section Moderne et contemporaine.

1) Dans votre ouvrage, vous retracez les trajectoires des enfants des bidonvilles dans la France métropolitaine de l’après-guerre. Comment êtes-vous arrivée à la construction de cet objet d’étude ? Quels ont été les terrains privilégiés analysés afin de saisir les effets de la ségrégation sur ces populations ?

En découvrant la sociologie alors que j’étais en licence, j’ai beaucoup lu d’enquêtes sur le milieu urbain et la façon dont l’espace contribuait à façonner ou reproduire de nombreuses inégalités. Parmi ces lectures, il y avait le livre d’une anthropologue, Colette Pétonnet, consacré à l’expérience du relogement d’habitant·es de bidonvilles du sud-est de la métropole parisienne. On est tous dans le brouillard. Ethnologie des banlieues m’a beaucoup marquée. Paru en 1979, il soulignait le choc du changement d’habitat et de l’arrachement au groupe de ces habitant·es d’origine espagnole et portugaise et parlait d’une « brisure qui se transmet » pour leurs enfants. Dès lors l’enjeu pour moi a été de construire une enquête qui permette, 40 ans après la destruction des 255 bidonvilles des années 1960, de retrouver les enfants qui y avaient grandi pour comprendre en quoi cette expérience avait pesé sur leurs trajectoires.

Le choix s’est rapidement porté sur les deux villes qui avaient connu les bidonvilles les plus importants, soit Nanterre et Champigny-sur-Marne, avec respectivement et approximativement 10 et 15 000 habitant·es sur 66 000 d’après le recensement de 1966. Toutes deux situées dans l’ex-ceinture rouge de Paris, de part et d’autre de la métropole, elles présentaient aussi l’avantage de permettre une comparaison entre des habitant·es des principales origines nationales concernées par la vie en baraque à l’époque : Portugais·es à Champigny et Algérien·nes (dans une moindre mesure Tunisien·nes, Marocain·nes et Portugais·es) à Nanterre.

2) Pour votre recherche, vous avez mobilisé un dispositif d’enquête original, mêlant des entretiens biographiques, des observations, des analyses médiatiques, cartographiques et statistiques et un travail d’archive. Comment avez-vous articulé ces différentes méthodes ? Quelle est la place de l’analyse historiographique dans votre enquête sociologique ?

Dans mes travaux, j’essaie autant que possible de faire dialoguer la sociologie, qui est ma discipline principale, avec les autres sciences sociales, en particulier l’histoire et la géographie. Le recours à une diversité de pratiques et de perspectives méthodologiques a été salvateur car j’étais face à un objet urbain dont la première caractéristique était d’avoir été éradiqué plusieurs décennies auparavant. J’ai gardé comme pierres angulaires du dispositif d’enquête les méthodes canoniques de la sociologie, soit les entretiens, pour reconstituer dans le détail les expériences et les trajectoires, les observations, pour comprendre comment ce passé participe au façonnement des rapports sociaux contemporains, et l’exploitation statistique de l’enquête nationale Trajectoires et Origines (Ined/Insee 2007-2008), pour pouvoir appuyer mes analyses sur des observations plus générales sur les trajectoires des personnes d’origines algérienne, portugaise, tunisienne et marocaine en France.

Grâce à une formation au travail sur archives suivie en master avec Claire Lemercier et Jérôme Aust à Sciences Po, j’ai été en mesure de collecter et d’exploiter des sources écrites dans différents centres d’archives en Île-de-France. Les archives préfectorales et municipales ont été déterminantes pour mettre en évidence les logiques racialisées des politiques de contrôle et de destruction des bidonvilles de Nanterre et de Champigny-sur-Marne ainsi que leur impact sur les trajectoires de relogement des habitant·es. De façon plus générale, j’ai apprécié dialoguer avec des collègues historien·nes sur le statut des « sources orales » et cela m’a aidée à préciser ce que j’attendais des entretiens, en l’occurrence qu’ils nourrissent une analyse des logiques de différenciation sociale à l’œuvre dans les trajectoires et dans le rapport à la mémoire. L’approche localisée et cartographique et différents outils propres à la géographie m’ont enfin permis de donner un véritable poids aux configurations locales dans l’enquête.

3) Vous affirmez que “Dans le cas des enfants des bidonvilles, l’espace du logement, mais aussi du quartier, est un paramètre majeur de la socialisation et c’est dans ce cadre que de très puissantes inégalités s’incarnent et se renforcent”. Pourriez-vous nous en dire plus sur ces inégalités et sur leurs effets, qui semblent agir même à distance de plusieurs décennies ?

Tout en ayant en tête les critiques sur les approches trop déterministes de l’espace, j’ai été frappée par la façon dont ce dernier a constitué un accélérateur important des inégalités sociales, raciales et de genre. Il est vrai que les bidonvilles n’accueillaient pas une population très aisée, mais les hommes (et une partie des femmes) y étaient très majoritairement en emploi et certaines familles pouvaient compter sur différents capitaux pré-migratoires (économiques, culturels et sociaux). L’expérience de l’habitat précaire et des difficultés matérielles dont il est porteur a renforcé la domination sociale subie par ces familles ouvrières et immigrées. Mais elle a aussi favorisé la constitution d’un marqueur racialisant très puissant : parce qu’ils venaient des bidonvilles, les enfants ont été confrontés, aux stigmates de la souillure, pour tous, et pour les enfants algériens, de l’indésirabilité coloniale. La frontière urbaine perçue lors des déplacements, par exemple pour aller à l’école, a été renforcée par une frontière raciale nourrie par les discriminations et le racisme ambiant. Enfin, si les bidonvilles n’étaient pas des ghettos au sens strict – les circulations avec l’extérieur étaient quotidiennes – ils ont tout de même constitué un milieu au fonctionnement en partie autonome et distant, notamment pour le bidonville portugais de Champigny-sur-Marne, des institutions publiques. Cette relative dimension de clôture a favorisé la reproduction de normes défavorables à la scolarité prolongée des filles ainsi que le développement, pour une partie des garçons, de comportements de déviance, en réaction à la forte exclusion vécue.

4) A la fin de l’ouvrage, vous analysez les mobilisations autour de la mémoire des bidonvilles. D’après vous, quels aspects de la période française récente ces mobilisations permettent-elles de mettre en lumière et de problématiser ? Quelles dimensions pourraient également faire écho avec le contexte italien ?

Pour une partie des anciens enfants des bidonvilles, la continuité des discriminations, envers eux ou envers d’autres groupes arrivés plus récemment, est insupportable. Les mobilisations mémorielles permettent de rappeler que les territoires qui sont aujourd’hui désignés comme des banlieues difficiles ont une trajectoire historique très particulière, dont il faudrait davantage tenir compte pour comprendre ce qu’il s’y joue. Le cas de Nanterre, malheureusement, est exemplaire car cela fait des décennies que des habitants racisés y sont assassinés, lors du 17 octobre 1961 ou de la guerre d’Algérie, par un voisin dans le cas d’Abdenbi Guemiah, lycéen de la cité Gubenberg tué en 1982, ou par la police dans celui de Nahel Merzouk, tué l’an dernier. Le refus de considérer la dimension structurelle et relationnelle du racisme – que j’explore dans le livre à propos des politiques d’immigration et urbaines ciblant les bidonvilles – est particulièrement fort et dommageable dans la France contemporaine. Si l’Italie n’a pas à intégrer une histoire coloniale d’une telle envergure, cela ne la prémunit pas du racisme et de l’exploitation intensive des populations arrivées récemment par la Méditerranée, dont certaines vivent dans de véritables bidonvilles. 

5) Quelles ont été les travaux scientifiques qui vous ont majeurement inspirés pour ce travail ? Quelle publication de l’EFR a été marquante dans votre recherche ?

Ce livre a été rédigé lors de ma première résidence à l’École Française de Rome, en 2021. Alors que je conduisais d’autres recherches sur le patrimoine immobilier dans l’Italie contemporaine, j’ai apprécié de pouvoir nourrir mon enquête des travaux de Jean-François Chauvard et Albane Cogné sur les transmissions de patrimoine immobilier à l’époque moderne, ou de Gilles Bertrand, Christophe Poupault et Dominique Julia sur les mobilités françaises prétouristiques vers l’Italie. Dans ma recherche précédente sur les enfants des bidonvilles de l’après-guerre, j’avais en effet beaucoup utilisé les travaux de Marie-Claure Blanc Chaléard, Muriel Cohen, Victor Pereira ou encore Françoise de Barros et Victor Collet, à forte teneur historique. Je serai heureuse de l’occasion de la sortie du livre pour nouer, à l’École Française de Rome, d’autres occasions de dialogue, par exemple autour des travaux de Thibaut Becchini sur le patrimoine des familles migrantes entre XIXe et XXe siècle ou encore de Gabriele Montalbano sur les Italiens en Tunisie.

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