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Rumeurs et controverses religieuses dans l’Antiquité tardive : le cas d’Athanase d’Alexandrie

Billet rédigé par Julio Cesar Magalhães de Oliveira, Professeur d’Histoire ancienne à l’Université de São Paulo, chercheur résident à l’École française de Rome entre janvier et avril 2025 et boursier en mission à Rome de la FAPESP (Fondation d’Appui à la recherche de l’État de São Paulo/Brésil) entre janvier et juillet 2025. Billet édité par Chloé Chaigneau, membre scientifique de première année de l’École française de Rome dans la section Antiquité.

Le projet que j’ai présenté pour un séjour comme chercheur-résident à l’EFR porte sur les différents usages de la rumeur dans les conflits religieux de l’Antiquité tardive. Selon une approche développée par des sociologues, des anthropologues et des spécialistes d’histoire sociale travaillant sur d’autres périodes, cette étude part d’une définition des rumeurs comme une activité sociale d’échange d’informations non vérifiées. L’objectif central de cette enquête est donc, pour chaque cas étudié, de comprendre les raisons d’agir des acteurs sociaux engagés dans tout processus de transmission rumorale. Mon hypothèse est que la rumeur, quoique fonctionnant comme un moyen alternatif pour l’expression quotidienne des opinions politiques, en particulier pour les groupes dominés ou incapables d’imposer leur point de vue, trouve sa plus grande résonance sur la scène publique dans les contextes de mobilisation de masse.

Cette recherche porte plus particulièrement sur les controverses religieuses des IVe et Ve siècles dans le but d’étudier les modes de mobilisation de l’opinion publique par les leaders des factions engagés dans ces disputes, mais aussi les perceptions populaires de ces mêmes luttes. Cependant, je prétends également comparer les résultats de cette analyse avec d’autres contextes de mobilisation populaire et de polarisation entre factions politiques pour déterminer si les enjeux proprement religieux et les conditions spécifiques de la communication à l’échelle méditerranéenne aux IVe et Ve siècles affectèrent de manière significative la circulation et les usages des rumeurs par rapport à d’autres contextes ou si, au contraire, le modèle d’une compétition entre factions rivales (politiques ou religieuses) était le principal facteur de diffusion des rumeurs dans un contexte de forte mobilisation populaire.

Figure 1. Médisance contre Moïse et Aaron ; Moïse parle à Dieu. Mosaïque du Ve siècle de la Basilique de Sainte Marie Majeure à Rome (E-venise.com).

Un bon exemple des différents usages de la rumeur dans le contexte que j’étudie est le cas des rumeurs entourant la carrière d’Athanase d’Alexandrie, évêque (patriarche) de la capitale égyptienne de 328 à sa mort en 373. Connu de la postérité comme le « défenseur de la divinité du Fils » dans les débats de la controverse arienne, et exilé à cinq reprises au cours de ses quarante-cinq années d’activité épiscopale, Athanase demeure sans conteste l’une des figures les plus emblématiques du IVe siècle. Sa trajectoire illustre à la fois la consolidation progressive du pouvoir du patriarche d’Alexandrie, les luttes entre évêques et communautés rivales, l’évolution de la pensée théologique après le concile de Nicée, ainsi que les relations complexes entre l’Empire et l’Église depuis le règne de Constantin. Grâce à son important corpus polémique et apologétique, aux témoignages de ses adversaires contemporains et aux récits des historiens ecclésiastiques postérieurs, il est possible d’analyser non seulement les usages spontanés ou stratégiques des rumeurs dans ce contexte de conflits intenses, mais aussi leur trajectoire sociale, jusqu’à leur intégration dans des mémoires spécifiques des événements qu’elles relatent. Voyons la trajectoire de l’une de ces rumeurs.

Figure 2. Icône de Saint Athanase d’Alexandrie – Musée archéologique de Varna, Varna, Bulgarie (Wikimedia Commons).

Athanase fut consacré comme évêque dans des circonstances controversées, et ses opposants continuèrent longtemps à affirmer qu’il avait eu recours à la force pour obtenir son élection. Dès le début de son épiscopat, Athanase s’engagea à affirmer son autorité et à réprimer toute opposition. Peu après son élection, il annonça qu’il n’accepterait pas la réintégration d’Arius et de ses partisans (condamnés à Nicée, mais réhabilités par un synode rassemblé en présence de l’empereur à Nicomédie en 327 ou 328) et commença à bloquer de force leur accès aux églises d’Alexandrie. Ensuite, il chercha à rendre son autorité plus visible, en particulier dans les régions qui offraient une plus grande résistance à sa reconnaissance comme chef de l’Église d’Égypte. Dans la Thébaïde, son principal souci était de forcer les évêques mélitiens schismatiques à accepter un accord conclu à Nicée, qui les obligeait à se soumettre au patriarche alexandrin et aux évêques élus auparavant avec l’approbation d’Alexandrie. C’est à cette fin qu’il entreprit une visite pastorale dans la région en 329 ou 330.

Durant cette visite, un certain Arsène, évêque mélitien d’Hypsèle, disparut purement et simplement. Une rumeur se répandit alors selon laquelle cet évêque avait été assassiné sur ordre d’Athanase. Selon Sozomène, les accusateurs d’Athanase au concile de Tyr de 335, c’est-à-dire un groupe d’évêques mélitiens menés par Jean de Memphis, rapportèrent dans les actes qu’ils avaient cru à cette histoire parce que Plousianos, évêque de Lycopolis, avait, sur ordre d’Athanase, incendié la maison d’Arsène, l’avait attaché à un pilier, fouetté, puis enfermé dans une hutte. Arsène, cependant, réussit à s’échapper par une fenêtre et, poursuivi, resta longtemps caché. En effet, c’est l’incertitude entourant le lieu où se trouvait Arsène qui poussa les communautés locales de la Thébaïde à spéculer sur l’assassinat de l’évêque d’Hypsèle par Athanase.

Athanase, cependant, ne mentionne jamais la punition qui aurait été infligée sur ses ordres à Arsène, et affirme avoir été, dès le départ, la victime d’une conspiration orchestrée par une alliance entre l’évêque Eusèbe de Nicomédie et ses collègues présents au concile de Tyr, tous qualifiés par Athanase d’hérétiques “ariens”, et les évêques mélitiens. Dans son Apologie contre les Ariens, il accuse ses adversaires d’avoir d’abord inventé l’histoire de l’assassinat, puis d’avoir caché Arsène dans un monastère pour renforcer les suspicions, et enfin d’avoir fait circuler dans les marchés urbains et d’autres agglomérations une main coupée à un cadavre, dans l’intention de démontrer que l’évêque d’Hypsèle était réellement mort et avait été démembré. Il est plus probable, cependant, que les mélitiens dirigés par Jean de Memphis aient effectivement exposé la main coupée comme preuve du meurtre, mais seulement après avoir découvert qu’Arsène était vivant et lorsque les premières rumeurs de sa mort s’étaient déjà répandues.

L’usage stratégique d’une rumeur ayant d’abord circulé de manière spontanée s’inscrit dans la tentative des évêques mélitiens d’obtenir l’intervention de l’empereur et la condamnation d’Athanase. Après avoir échoué à convaincre Constantin de l’illégitimité de l’élection d’Athanase et de son comportement violent à leur encontre, ils exploitent diverses rumeurs qui circulaient en Égypte, mais aussi à la cour impériale, pour accuser l’évêque d’Alexandrie de sacrilège, d’incendie d’églises, d’assassinat et de corruption de fonctionnaires impériaux. En réaction à ces accusations, Constantin ordonne en 333 une enquête judiciaire à Antioche ainsi que la convocation d’un synode d’évêques orientaux. Sous pression, Athanase mobilise ses agents et alliés, et parvient à retrouver Arsène, d’abord caché dans un monastère égyptien, puis dans la ville de Tyr. Conduit devant Paul, évêque de Tyr, Arsène révèle sa véritable identité, ce qui conduit à l’acquittement d’Athanase du chef d’accusation de meurtre.

La découverte de la fraude et l’acquittement d’Athanase mirent fin à l’ambiguïté entourant la disparition d’Arsène, mais ne firent pas disparaître la rumeur. Au contraire, au fil du temps, l’histoire prit progressivement de l’ampleur. Les ajouts successifs à ce récit, visibles dans les œuvres des historiens ecclésiastiques du Ve siècle, se concentrèrent surtout sur son détail le plus pittoresque : la main coupée. Dans le récit de Rufin d’Aquilée, par exemple, il ne s’agissait plus d’une main, mais d’un bras entier, qui aurait été apporté jusqu’à l’empereur. Selon lui, les adversaires de l’évêque d’Alexandrie alléguaient que le bras aurait été « coupé par Athanase grâce aux arts de la magie ». La mention des arts magiques, qui n’apparaît jamais dans aucun texte écrit ou rapporté par Athanase, pas même dans les Actes du Concile de Tyr, devient un élément essentiel dans les récits ultérieurs de Socrate et de Sozomène, pour qui les ennemis d’Athanase auraient utilisé la main ou le bras non pas pour prouver le meurtre, mais pour accuser l’évêque du crime de goēteía, la pratique de la magie à des fins maléfiques.

Comment expliquer la permanence de cette rumeur et l’amplification progressive du récit, notamment avec l’introduction de l’accusation de magie ? Athanase et ses partisans avaient intérêt à mentionner l’histoire d’Arsène, car elle leur permettait de suggérer que les autres chefs d’accusation ayant conduit au premier exil de l’évêque d’Alexandrie en 335 étaient eux aussi infondés. Mais ses adversaires, tout comme ceux qui avaient cru et relayé la rumeur, pouvaient rétorquer que toute la vérité n’avait pas été révélée, puisque personne ne parvenait à expliquer l’origine de la main coupée. L’accusation de magie, toutefois, n’apparaît qu’à partir des années 370. Elle peut être interprétée comme la conséquence de la réputation qu’Athanase avait acquise, vers la fin de sa vie, en tant que « sorcier ». Cette réputation découlait elle-même d’autres rumeurs ayant circulé en Égypte lors de son troisième exil, imposé par l’empereur Constance II entre 356 et 362.

À la différence de ses deux premiers bannissements, Athanase refusa, en 356, de quitter l’Égypte, où il avait consolidé une base de soutien solide. Le fait qu’il ait été constamment persécuté par les autorités civiles tout en parvenant à leur échapper fit naître parmi ses partisans des rumeurs selon lesquelles il était averti par Dieu à travers des visions. Ses adversaires, cependant, ne contestèrent pas ces rumeurs, mais affirmèrent que sa capacité à prédire l’avenir provenait de son prétendu recours aux arts magiques. Une fois cette réputation de sorcier établie, l’histoire de la main coupée prit un sens nouveau, car on croyait que les sorciers utilisaient des sources occultes et des moyens peu recommandables pour atteindre leurs objectifs, y compris le recours à des cadavres. C’est ainsi que Rufin d’Aquilée, arrivé à Alexandrie peu avant la mort d’Athanase en 373, a pu entendre l’histoire selon laquelle l’évêque aurait un jour coupé non seulement la main, mais le bras entier d’un certain Arsène, « grâce aux arts de la magie ».

Bibliographie indicative :

ALDRIN, Ph. Sociologie politique des rumeurs. Paris : PUF, 2003.

ARNOLD, D. W.-H. The Early Episcopal Career of Athanasius of Alexandria. Notre Dame-Londres : University of Notre Dame Press, 1991.

BLOCH, M. Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre. Paris : Allia, 1999 [1921].

GALVÃO-SOBRINHO, C. R. Doctrine and Power: Theological Controversy and Christian Leadership in the Later Roman Empire. Berkeley : University of California Press, 2013.

GWYNN, D. M. Athanasius of Alexandria: Bishop, Theologian, Ascetic, Father. Oxford : Oxford University Press, 2012.

MARTIN, A. Athanase d’Alexandrie et l’Église d’Égypte au IVesiècle (328-373). Rome : École française de Rome, 1996.

SILVA, G. V. Reis, santos e feiticeiros: Constâncio II e os fundamentos místicos da basileia (337-361). Vitória-ES : Edufes, 2003.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
EFR (5 août 2025). Rumeurs et controverses religieuses dans l’Antiquité tardive : le cas d’Athanase d’Alexandrie. À l’École de toute l'Italie. Consulté le 7 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14glj


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