Que reste-t-il d’une artiste ? Les dernières années de Marcelle Lancelot-Croce (1863-1946) à Corso Rinascimento 101, actuel siège de l’École Française de Rome
Billet rédigé par Francesca Posca, doctorante à l’université Bordeaux Montaigne, édité par Giancarla Cilmi et Marie Lucas, membres de l’École française de Rome, section Époques moderne et contemporaine. Francesca Posca est doctorante à l’Université Bordeaux Montaigne depuis 2022. Son projet de thèse, Au-delà de la Péninsule : la scène artistique internationale, espace d’affirmation des artistes italiens (1870-1915), est réalisé en cotutelle avec l’Université de Roma Tre.

L’œuvre de Marcelle Lancelot-Croce, tout comme son parcours marqué par de nombreuses distinctions et réussites entre la France et l’Italie, demeure aujourd’hui encore invisibilisée, à l’image de nombreuses créatrices de cette période. En dépit de la présence de certaines de ses œuvres dans des institutions publiques de renom, tant nationales qu’internationales, celles-ci sont aujourd’hui majoritairement reléguées en réserve.
Marcelle Lancelot-Croce est décédée le 16 décembre 1946 au 101 du Corso Rinascimento, dans l’immeuble où elle avait passé ses dernières années, aujourd’hui siège de l’École française de Rome. Jusqu’à une date récente, cette période de sa vie demeurait largement méconnue. La découverte d’un important fonds d’archives relatif à ces dernières années, couplée à une enquête approfondie dans les archives romaines, permet non seulement de reconstituer avec précision les circonstances de sa disparition, mais aussi de mieux comprendre et mettre en perspective une phase marquée par la précarité.
De Paris à Rome : une brillante carrière franco-italienne (1863-1914)

Formée très tôt par son père, lithographe, puis auprès d’Hubert Ponscarme et d’Eugène Delaplanche, Marcelle Lancelot-Croce expose dès l’adolescence au Salon des Artistes français, aussi bien des sculptures que des médailles. Artiste polyvalente, elle pratique également le pastel, la peinture et la lithographie. En 1889, sa carrière connaît un tournant décisif : son plateau Le Champagne lui vaut une médaille, une bourse de voyage — une première pour une femme — et un séjour à Rome, où elle rencontre celui qui deviendra son mari, Odoardo Croce.
Installée à Rome à partir de 1890, elle s’intègre pleinement à la scène artistique locale. Membre de l’Accademia di San Luca, elle reçoit de nombreuses commandes officielles de la part des autorités italiennes. Elle travaille notamment pour le Palazzo Madama, où elle réalise des bas-reliefs et des portraits en marbre, dont celui du sénateur Enrico Cosenz (1900). Elle conçoit également des médailles pour Léon XIII (1900) et Umberto Ier (1901), ainsi que celle d’Émile Loubet, à l’occasion de la visite du président français à Rome en 1904. Tout en consolidant sa position en Italie, elle maintient une présence active en France, à travers des commandes publiques et sa participation à des expositions parisiennes.
En 1912, Marcelle Lancelot-Croce se porte candidate au poste de graveur en chef à la Zecca di Stato (Monnaie). Arrivée deuxième au concours, sa candidature est rejetée en raison de son genre. Elle dépose un recours donnant lieu à un soutien notable de la presse italienne et française, ainsi que de l’Unione femminile, sans toutefois parvenir à un résultat. Ce refus marque le début d’un lent processus de mise à l’écart. Les années de guerre, qu’elle passe en France, accentuent encore cette marginalisation. À son retour, elle retrouve une Italie profondément transformée, où le contexte socio-politique rend l’accès aux commandes publiques de plus en plus restreint, en particulier pour une femme d’origine étrangère.
Du prestige à la précarité : itinéraire résidentiel et isolement (1923-1936)

C’est dans ce moment de précarité que Marcelle Lancelot-Croce se tourne vers les Pieux Établissements de la France à Rome et à Lorette. Il est probable qu’elle formule une demande de logement dès 1922, après avoir dû quitter son atelier du 123 de la via Sistina, lieu central de sa carrière, où s’étaient succédées de nombreuses commandes et reconnaissances. Bien que spacieux, cet atelier est en très mauvais état et nécessite d’importants travaux de réfection. Les archives attestent qu’à partir de 1923, l’artiste réside au 7 de la via del Vantaggio, à proximité de la célèbre typographie Bulla, pour un loyer mensuel de 70 lires. Ce logement modeste est décrit dans le contrat de location de l’année 1923-1924, conservé dans les archives des Pieux Établissements, comme « une chambre avec cabinet située au 2e étage ». Ce nouvel espace témoigne du déclassement matériel de l’artiste, une précarité qu’elle évoque sans détour dans une lettre adressée en 1925 au secrétariat de la Reine Mère. Elle y décrit les conséquences de son départ forcé de la via Sistina, l’ayant contraint à vendre une grande partie de ses œuvres, pour des raisons à la fois économiques et logistiques :
« Revenue après la guerre, complètement ruinée de fortune et de santé, empirant chaque jour, sans travail, je m’étais résignée à céder mon atelier pour trois pauvres mille francs ! Hélas, sans appui, j’ai été trompée, dépouillée et obligée de déménager précipitamment le peu qui me restait pour me réfugier en un modeste local, où je me suis aggravée au point de ne pouvoir quitter le lit. »
Les épreuves qu’elle traverse transparaissent également dans une lettre adressée au sculpteur Giuseppe Ferrari, auprès de qui elle sollicite une aide financière. Elle y confie ne plus être en mesure de faire ses courses, redoutant le regard d’autrui : « Je me suis retirée comme l’escargot, honteuse et rejetée. » Elle y mentionne également une perte progressive de la vue. Dans l’ensemble de sa correspondance de cette période, la pauvreté apparaît comme le motif central. En 1926, elle adresse une demande d’aide à l’ambassadeur de France à Rome, déclarant :
« […] repoussée de tout côté ici, comme française ! il m’est impossible d’obtenir aucun travail, ni privé, ni officiel. »
La mort de Margherita di Savoia, mécène fidèle, survenue cette même année, renforce encore son isolement. L’ambassadeur de France à Rome, qui la décrit comme « une femme digne d’intérêt et une artiste de talent », en référence à sa notoriété passée, lui accorde une pension de 300 lires. À partir de 1936, il lui attribue un logement gratuit au quatrième étage du 41 de la piazza Madama, adresse renommée en 1939 sous le nom de Corso Rinascimento 101.
Les dernières années à Corso Rinascimento 101, siège actuel de l’École française de Rome (1936-1946)
À partir des plans de l’immeuble établis en 1960 — année où débutent les négociations en vue de sa vente à l’École française de Rome — il est possible de reconstituer la configuration du logement qu’occupe Marcelle Lancelot-Croce de 1936 jusqu’à la fin de sa vie. Il s’agit du quatrième étage, intérieur 9. Ce niveau comprend deux appartements, pour une surface totale d’environ 150 m², auxquels s’ajoute une terrasse. Le logement est décrit comme un « petit pavillon » aux parois légères, composé de deux pièces donnant accès à la terrasse : un espace ample, mais contraint, peu adapté au travail artistique.
Depuis 1925, d’après la Guida Monaci, l’activité principale de Marcelle Lancelot-Croce n’est d’ailleurs plus la sculpture, ni la gravure en médaille, mais la peinture — probablement en raison de problèmes de santé, dont une cataracte, qui rendent les autres médiums trop exigeants physiquement.

L’une de ses dernières lettres, datée de décembre 1945 et envoyée depuis l’Ospedale del Littorio (actuel hôpital San Camillo) au directeur des Pieux Établissements, est rédigée depuis son lit d’hôpital. Elle y fait état d’un nouvel épisode de dégradation de sa santé, aggravée par une chute ayant entraîné une fracture du fémur. Immobile, elle a besoin d’assistance et demande l’intervention du directeur pour permettre l’accueil, dans son appartement, d’une femme qui serait accompagnée de sa famille et en mesure de l’aider :
« La concierge s’est opposée à leur entrée chez moi et depuis huit jours on lutte pour cela. Je ne puis rester plus longtemps à l’hôpital, ce qui coûte très cher à l’Ambassade et où je finirai par dépérir. »
On comprend, à la lecture de cette lettre, que l’Ambassade de France à Rome prend également en charge ses soins médicaux, en plus de lui accorder une pension et un logement. Il en ressort aussi des tensions avec son voisinage. Elle se dit « victime d’un complot » et affirme même :
« On veut aussi faire tuer mon chien sous prétexte qu’il aboie. »

Sa demande parvient finalement au Municipio di Roma, et la femme en question, Madame Agata Angelini, est autorisée à s’installer auprès d’elle pour l’assister. Ce qu’il reste du patrimoine de Marcelle Lancelot-Croce est alors légué à cette femme du Trastevere, comme en témoigne une note manuscrite indiquant son nom et son adresse : Piazza San Cosimato 63.
Conclusion
La trajectoire de Marcelle Lancelot-Croce, progressivement effacée malgré les reconnaissances institutionnelles reçues de son vivant, met en lumière les mécanismes structurels de marginalisation qui touchent de nombreuses créatrices. Dans son cas, l’indigence des dernières années, l’absence de descendance ou d’élèves susceptibles de porter sa mémoire, ainsi que le désengagement progressif des institutions qu’elle avait servies, contribuent à l’invisibilisation de son œuvre.
Ce n’est qu’à travers un travail patient d’identification – souvent fragmentaire – de ses traces dispersées (œuvres, lettres, contrats, correspondance administrative ou privée) qu’il devient possible de reconstituer son parcours et de l’inscrire dans un récit artistique international. Parmi ces sources, la correspondance joue un rôle central : elle permet non seulement de documenter les conditions matérielles de ses dernières années, mais aussi de saisir, à travers sa propre voix, certains traits de sa personnalité et de rétablir la complexité de son destin artistique.
Bibliographie indicative :
Francesca Romana Posca et Katia Schaal, « Entre sculpture et médaille : entre Paris et Rome, trajectoire transnationale de Marcelle Lancelot-Croce (1863-1946) », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, [conférence mensuelle de la Société de l’histoire de l’art français, Paris, 22 juin 2024], 2025 (à paraître).
Francesca Romana Posca et Katia Schaal, « Considérations sur les usages des archives de femmes artistes à partir de quatorze lettres inédites de Marcelle Lancelot-Croce (1891-1898) », Tierce, no 9, rubrique Sources [en ligne], avril 2025 (à paraître).
Francesca Romana Posca, « Oltre Juana Romani. L’internazionalizzazione delle carriere delle artiste italiane (1870-1915) », Juana Romani 1923- 2023, [actes du colloque : Archivio Romani, Velletri, juin 2023], (à paraître).
Francesca Romana Posca, « The Artistic Production of Italian Women During the Years of Entusiasmo femminile », in AIWAC 3. From the Amazons to the Guerrilla Girls. Warring Women in Art, Architecture and Literature, [actes du colloque : University of Arkansas Rome, Rome, octobre 2023], (à paraître).
Francesca Romana Posca, Au-delà de la Péninsule : la scène artistique internationale, espace d’affirmation des artistes italiennes (1870-1915), thèse de doctorat sous la dir. de Laura Iamurri, Marion Lagrange et Gilles Ragot, Université Bordeaux Montaigne-Università degli Studi Roma Tre [en cours].
Katia Schaal, « Profil papal : Léon XIII par Marcelle Lancelot-Croce », Au revers de la médaille, notice mise en ligne le 6 mai 2023 [https://medaille.hypotheses.org/1386].
Katia Schaal, « Des sculptrices-médailleuses à l’assaut du Prix de Rome de gravure en médailles (1911-1929) », Sculpture. « Une femme peut donc créer ». Parcours, pratiques, visibilité et réception des sculptrices, XIXe-XXIe siècle, [actes du colloque : INHA, Centre Pompidou, Musée d’Orsay, Petit Palais, Paris, avril 2023], Les presses universitaires de Vincennes, (à paraître).
Rosa Maria Villani, La scuola dell’arte della medaglia, Una storia attuale, Libreria dello Stato, 2018, p. 181-234.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
EFR (6 juin 2025). Que reste-t-il d’une artiste ? Les dernières années de Marcelle Lancelot-Croce (1863-1946) à Corso Rinascimento 101, actuel siège de l’École Française de Rome. À l’École de toute l'Italie. Consulté le 8 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/142e8

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