Entretien avec Christophe Levaux, chercheur résident à l’École française de Rome
Entretien avec Christophe Levaux, chercheur résident à l’École française de Rome de septembre à novembre 2024. Christophe Levaux est chercheur qualifié du FNRS à l’Université libre de Bruxelles.
Propos recueillis par Simone Di Cecco, membre scientifique de deuxième année pour la section des époques moderne et contemporaine.

Vous êtes musicologue, spécialiste de la musique d’avant-garde et populaire du XXe siècle. Sur quels thémes porte votre recherche actuelle ?
Je travaille actuellement sur un projet de recherche initié il y a quelques années et qui porte sur le développement de l’improvisation libre à Rome dans les années 1960. Au sortir de la guerre, Rome se trouve quelque peu en marge des grands centres musicaux de l’époque : New York, Paris, Darmstadt, et en Italie, Milan. Il se fait qu’une série de circonstances très particulières vont contribuer à remettre Rome, si ce n’est pas au centre de la création musicale d’avant-garde, tout du moins comme un lieu où va se développer un langage inédit. Cette improvisation libre, — une improvisation qui vise à se libérer de toute structure préétablie comme c’est le cas dans le jazz, — on la connait très peu ailleurs jusque-là. Elle va donc se déployer à Rome essentiellement au sein de deux groupes, le Gruppo di Improvvisazione Nuova Consonanza et Musica Elettronica Viva. Aujourd’hui on considère que cette esthétique, qui a eu un long héritage international, a connu ses premiers pas à Rome.
Pour ce qui est des circonstances, comme je le signalais, elle sont multiples. Mais la principale est la suivante : dans les années 1960, Rome va recevoir quantité de musiciens américains, en séjour d’apprentissage artistique. Ceci relève pour partie d’un effort de diplomatie culturelle de la part des institutions d’état américaines qui visent à asseoir leur prééminence culturelle en Europe, mais également à lutter, à travers les arts, contre le communisme, très présent en Italie, et qui semble menacer cette prééminence culturelle. Rome bénéficie par ailleurs d’une aura séculaire en matière d’apprentissage des arts. Ainsi de jeunes musiciens américains parmi lesquels Frederic Rzewski ou Alvin Curran évoluent à Rome à l’époque. Ces deux derniers formeront Musica Elettronica Viva. La spécificité de ces groupes aussi leur caractère cosmopolite. Ils rassemblent des musiciens de divers horizons, issus de l’avant-garde, mais aussi du jazz. Leur improvisation libre est en outre très connectée aux mouvements politiques de libération qui vont toucher l’Europe à la fin des années 1960.
Comment votre présence à l’EFR en tant que chercheur résident a-t-elle permis de développer votre terrain de recherche?
Très simplement : en me donnant accès à de très nombreuses sources conservées à Rome. Je pense notamment (mais pas que) à celles conservées à la Fondation Scelsi. Il s’agit d’archives de compositeurs, comme Giacinto Scelsi, un grand nom de la musique d’avant-garde du XXe siècle en Italie, mais aussi de compositeurs comme Franco Evangelisti, un des fers de lance de ce mouvement d’improvisation libre avec son groupe le Gruppo di Improvvisazione Nuova Consonanza. Outre les fonds d’archives, j’ai eu l’occasion ici à Rome de rencontrer des protagonistes de cette époque, comme John Heineman ou Alvin Curran pour m’entretenir avec eux, et le cas échéant consulter leurs archives personnelles. Certains américains, donc, ne sont jamais retournés chez eux et sont restés à Rome bien que ce mouvement se tarisse quelque peu au début des années 1970. Ces travaux de recherche me permettront de compléter et de terminer une monographie sur le sujet pour Bloomsbury Academic, dont le manuscrit est dû à la fin de l’année 2025.

Pendant la période de votre résidence, quels dépôts d’archives avez-vous fréquenté ? Quels questionnements ont guidé cette enquête ?
Outre la Fondation Scelsi, je peux mentionner des archives d’institutions comme celles de Nuova Consonanza, ou de salles de concerts (Accademia Filarmonica Romana), ou encore de galeries (L’Attico). Des bibliothèques d’institutions culturelles conservent aussi des sources de premier plan (le Deutsches Historisches Institut in Rom notamment). Le questionnement qui me guide est d’abord celui d’un historien, mais je m’intéresse beaucoup au poids des institutions dans l’histoire de la musique. A cet égard, je me concentre sur les institutions qui ont permis à ces musiciens américains de bénéficier d’un séjour à Rome. Ceci m’envoie sur un autre terrain pour le futur, les Etats-Unis : dans les mois prochains, je me tournerai vers les archives de la Fondation Ford et Rockefeller, et vers des archives conservées dans des fonds de compositeurs aux Etats-Unis.
Pourriez-vous nous présenter les premiers résultats de votre recherche ?
Comme je le signalais plus tôt, la question de la diplomatie musicale ou de la propagande deviennent peu à peu centrales dans cette recherche. Cet aspect relatif au développement de l’improvisation libre à Rome a été moins étudié. Pourtant il me semble crucial. Des études ont déjà montré la connexion entre les mouvements artistiques libératoires (ne serait-ce qu’avec des musiques comme le free jazz) et l’image que les Etats-Unis visent à donner au monde durant la Guerre froide. Je dirais que ceci est assez notable dans ma recherche. Un autre aspect relativement inédit porte sur les connexions entre Musica Elettronica Viva et le Living Theatre, cette compagnie de théâtre d’avant-garde à demi exilée en Europe au milieu des années 1960, et qui va avoir un impact profond sur le théâtre de l’époque. Inspiré par le Living Theatre, Musica Elettronica Viva va peu à peu ouvrir ses séances d’improvisation à tout membre du public, jusque parfois provoquer des demi-émeutes lors des concerts. Ce qui est paradoxal dans cette connexion avec le Living Theatre et l’idéologie de la liberté, c’est qu’à certains égards elle semble s’opposer frontalement aux « plans » gouvernementaux. C’est-à-dire que les deux groupes se montreront très opposés à l’impérialisme américain et embrasseront pour beaucoup les idées de la gauche radicale en Europe. Ceci montre toute la complexité de ce cas d’étude, entre propagande et « résistance » à l’Etat.

Dans quelle mesure les échanges avec des spécialistes rencontré·es à Rome ont-ils enrichi votre réflexion ?
Ici, je sortirai un peu du cadre de cette recherche. J’ai rencontré de très nombreux chercheurs à Rome au fil des dernières années (je suis un ancien postdoc de la Sapienza), mais je vais parler plutôt de rencontres nées à l’EFR. En effet, je prépare un projet en Belgique qui vise à étudier les pratiques de résistance quotidienne face au pouvoir (politique ou économique), et leur connexion à la musique. Ceci n’est pas directement connecté à l’avant-garde des années 1960. Je cherche plutôt à voir dans quelle mesure la pensée de l’anthropologue James C. Scott sur l’infrapolitique peut être utilisée pour l’étude de certaines pratiques musicales. Ici la notion d’hégémonie culturelle gramscienne est remise en question par Scott. A l’EFR, Romain Descendre et Marie Lucas sont des spécialistes de Gramsci, et j’ai pu discuter avec eux de telles questions. À la fin du mois de novembre, j’ai pu présenter mes premières recherches sur le sujet dans le cadre d’un séminaire des membres. Les premiers échanges que j’ai pu avoir ont été déjà assez fructueux pour mes recherches et m’ont en outre permis de prendre contact avec la Fondation Gramsci, bientôt partenaire institutionnel de l’EFR, et où j’espère pouvoir faire des recherches dans quelques mois.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
EFR (20 décembre 2024). Entretien avec Christophe Levaux, chercheur résident à l’École française de Rome. À l’École de toute l'Italie. Consulté le 19 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12yyt