Faire campagne pour « la Meloni », le cas des élections régionales et nationales à Catane et sa province

Billet rédigé par Viola Denizon, doctorante en science politique, en contrat doctoral ministériel ResEFE à l’Université Paris 1 Panthéon, en cotutelle avec l’Università degli studi di Napoli Federico II. Elle mène actuellement une recherche doctorale sur l’implantation du parti Fratelli d’Italia dans le Mezzogiorno insulaire. Le billet est édité par Simone Di Cecco, membre de deuxième année de l‘École française de Rome, section Epoques moderne et contemporaine.

Un soir de septembre 2022, dans une petite ville de Sicile nichée sur les flancs de l’Etna, la fête de fin de campagne des militants locaux de Fratelli d’Italia bat son plein. Elle se déroule dans la pizzeria tenue par l’un des candidats aux élections régionales de la circonscription de Catane. Les résultats obtenus par Fratelli d’Italia sont historiques et représentent un succès inédit pour cette formation politique sur l’île, où le parti dirigé par Giorgia Meloni a réussi à s’implanter de manière massive et rapide. Sur le plan national, les élections italiennes de la Chambre des députés et du Sénat en 2022 ont porté au pouvoir la coalition de droite formée par Fratelli d’Italia, Forza Italia, et Lega. Ces scrutins coïncident avec les élections régionales en Sicile, durant lesquelles la droite radicale triomphe également. Comment cette victoire à l’échelle nationale a pu se construire concrètement à l’échelle locale à Catane et sa province ?

Ce billet fait état de l’avancement d’un travail de thèse en cours et notamment du matériau recueilli lors d’un terrain de quatre mois, commencé en février 2022 et terminé à la suite du résultat des élections régionales et nationales en Sicile en septembre 2022. Il repose sur une méthode d’enquête ethnographique et une analyse localisée (Briquet, Sawicki, 1989). Le billet étudie deux figures politiques en particulier, afin d’étudier les processus de personnalisation de la politique dans la région, ainsi que les formes de notabilité présentes. Nous essayerons de montrer que la figure du leader est de plus en plus importante dans les localités étudiées, et cela contribue à l’implantation du parti en Sicile¹.

Historiquement, le parti de Giorgia Meloni descend du Movimento Sociale Italiano, qui puise ses racines à la fin de la Seconde guerre mondiale. Le Movimento Sociale Italiano est le résultat du regroupement du mouvement néo-fasciste, qui se construit en créant des nouvelles alliances dans le pays (Craveri, 2008) et décide de participer au jeu démocratique (Albanese, 2021). En 1995 il se transforme en Alleanza Nazionale, un parti dirigé par Gianfranco Fini, qui disparaît en 2009. Le parti de Giorgia Meloni, Fratelli d’Italia (FdI), fondé en 2012, est donc l’héritier de ces formations politiques d’extrême droite. 

Entre Alleanza Nazionale et Fratelli d’Italia, des changements importants ont eu lieu quant aux rapports entre l’électorat et les élus locaux. Dans un contexte où les partis ont partiellement perdu leurs fonctions traditionnelles de formation et de sélection de la classe politique (Marchand-Lagier, 2017), la réforme électorale de 1995 menant à l’élection directe du président de la région par les citoyens a structurellement changé les systèmes politiques régionaux. En effet, à partir de cette date, on observe une tendance forte à la personnalisation de la pratique du pouvoir des élus, faisant de la politique locale un puissant centre de gravité pour l’expérimentation de la politique régionale. Ces processus de personnalisation de la politique ont également influé sur les campagnes électorales au niveau local : les candidats tirant parti de leur notoriété antérieure, sur des réseaux personnels et des ressources accumulées au fil du temps ont des relations directes avec l’électorat. À la suite des travaux de Luciano Brancaccio (2018), nous observons que ces transformations ont donné lieu à de nouvelles formes de leadership locales. Ces dernières se sont organisées autour de circuits d’échanges réduits, mais ont également acquis une plus grande autonomie vis-à-vis du parti national.

Paolo²

Paolo est candidat aux élections régionales avec le parti Fratelli d’Italia. Il possède la plus grande pizzeria de la ville dont il est originaire et où se trouve son QG de campagne, en province de Catane, ainsi qu’un large patrimoine immobilier, qu’il loue sous forme de B&B. Paolo a 42 ans et est né dans une petite ville sur le flanc de l’Etna. Il est allé au lycée et a fait un Bac S. En 2003, il obtient une licence en droit à l’université de Catane. Il a deux filles en bas âge et est marié. Depuis 2010, il a repris la direction de la pizzeria. Je rencontre le candidat à son siège électoral, un après-midi de septembre, en pleine campagne électorale :

« Je respire la politique depuis que je suis petit, ça m’a toujours passionné, mes études m’ont poussées à comprendre les différences idéologiques. J’ai assez étudié la gauche pour devenir de droite. En plus, mon père a été maire de Campello³ pendant des années. »

Cet extrait d’entretien permet d’observer que le candidat tient sa socialisation politique de ses liens familiaux. Depuis le plus jeune âge, il évolue en effet dans le monde de la politique. Son père était conseiller communal de la ville où il est né et a grandi (et où il vit toujours), avant d’en devenir le maire pendant plusieurs décennies. Son père était également député régional avec le parti Forza Italia. La figure de son père lui permet d’obtenir une légitimité pour se présenter aux élections régionales. 

Fort de cette histoire, il décide de se présenter à la mairie sans étiquette politique, sans pouvoir être élu. Après ce premier échec, il explique cultiver une sympathie pour les idées de Fratelli d’Italia. Sa politisation débouche finalement sur un engagement militant. En 2022, il décide de se présenter aux élections régionales, dans la circonscription de Catane avec le symbole FdI. Il est bien conscient qu’il n’aura pas assez de votes pour être élu député régional, en raison d’une campagne qui a débuté sur le tard. Cependant, sa stratégie est de poser les fondations d’une future candidature aux élections municipales qui se tiendront en mai 2023 dans sa commune, qu’il ne gagnera pas.

Au cours de cette campagne régionale, il s’entoure d’un groupe de militants hétérogènes, composés d’amis de longue date. La figure de restaurateur connu localement, son histoire familiale et son savoir-faire politique sont alors des avantages importants :

« Je suis candidat aux élections régionales, même si ma vraie aspiration est celle d’être le maire de la ville que j’aime. Contrairement aux autres candidats, j’ai fait une campagne électorale éclair car je me suis présenté à trois heures de la fermeture des listes. J’ai eu peu de temps mais j’essayerai d’utiliser ce temps de la meilleure façon possible, pour Campello qui est pour moi « caput mundi », mais aussi pour le bien du parti. Je me suis présenté à la dernière minute, parce que des amis m’ont poussé à le faire. Ils connaissaient mon père qui était le maire de la ville pendant plusieurs années, et ils savaient que j’aimais la politique. »

Ces entretiens permettent d’observer que le consensus électoral est recueilli à travers des formes patrimoniales, éloignées du parti lui-même. Le candidat utilise sa notabilité locale, obtenue grâce à des liens familiaux, amicaux ou encore grâce à une visibilité conférée par le patrimoine et l’activité commerciale qu’il possède, afin d’obtenir des voix. Les campagnes électorales effectuées lors des élections régionales permettent à ce notable de gagner en popularité afin de gouverner la ville dans laquelle il a évolué. Au niveau du parti FdI, avec lequel il se présente, il n’en véhicule l’idéologie que de manière marginale, usant du symbole comme d’un outil stratégique de légitimation.

Alessandro

En septembre 2022, je me rends dans une ville côtière à quelques kilomètres de Catane. Le siège électoral du candidat pour les élections régionales se trouve sur la place principale de la ville. Je réussis à obtenir un entretien avec le candidat, Alessandro, accompagné de son bras-droit, Giuseppe. Alessandro, 50 ans, est l’urologue et directeur des urgences de l’hôpital de la ville où il fait campagne. Il a fait des études de médecine à l’Université de Messine et est ensuite revenu s’installer dans sa ville natale. Il n’a jamais fait de politique, mais il affirme s’y intéresser de près. Il a en effet été pendant plusieurs années journaliste politique pour La Sicilia, le plus important journal de la région. En 2019, il devient conseiller communal avec une liste civique et garant des droits des personnes en situation de handicap au sein de sa ville. Il ne se présente pas spontanément aux élections régionales, mais selon son récit, il est lui aussi poussé par des amis et des proches qui voient en lui la possibilité d’un renouveau politique pour leur ville. Lors de notre entretien, le candidat ne m’accorde que peu de temps. C’est avec son bras-droit, Giuseppe, que je peux échanger plus longuement. Ce dernier travaille dans une entreprise de déménagements et est ami avec Alessandro depuis le lycée. Son rôle politique est simplement d’accompagner son ami lors des déplacements de campagne, ainsi que de répondre aux questions des journalistes lorsque le candidat est trop occupé :

« Tout le monde ici connait le candidat, il a soigné beaucoup de personnes dans cette ville, c’est pourquoi il a réussi à rassembler beaucoup de gens. Il aurait pu se présenter avec le Parti Démocrate, il aurait eu le même nombre de voix. Cette candidature se base seulement sur la personne du candidat. […] Quand les gens ont su qu’il allait se présenter, nous avons reçu des centaines de messages. Alessandro, quand il met une photo de lui sur Facebook avec un enfant, il a plus de 800 like. C’est pour ça que je l’ai poussé à se présenter. Tout le monde lui dit tout le temps “bravo docteur, merci docteur”. Les élections régionales, c’est du clientélisme. Je te fais un exemple : une campagne électorale moyenne coûte environ 400 000 euros. Notre candidat n’a même pas dépensé 30 000 euros. Parce que nous, contrairement aux autres, nous n’avons pas besoin d’acheter de voix. »

Nos recherches mettent en lumière ce que Piccolino et Marini (2023), dans leur travail sur FdI dans les conseils régionaux, appellent l’effet « bandwagon » : les nouvelles adhésions au parti FdI ne résultent majoritairement pas d’un soutien idéologique au parti. Nous remarquons que nos enquêtés, fraîchement investis, ne défendent pas un intérêt pour les valeurs et le programme de FdI. Pour la plupart, le symbole du parti leur confère de la crédibilité pour entrer dans l’arène politique et ils investissent l’étiquette FdI afin de se faire connaître et de récupérer des voix. Nos recherches confirment ainsi l’hypothèse selon laquelle « dans les circuits de base de la politique locale, ces dynamiques sont identifiées comme des phénomènes de micro-personnalisation » (Coco, Russo, 2021).

Loin de correspondre aux idées reçues des représentations du personnel politique néo-fasciste entourant le parti Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni, les candidats régionaux et leurs cercles rapprochés composés de militants apparaissent plus nuancés. L’analyse localisée du phénomène d’expansion du parti permet de mettre en lumière l’importance des liens interpersonnels entre le candidat et les militants. Les formes de notabilité locales sont des moyens pour les candidats de se présenter aux élections. Les avantages de la notabilité additionnés à l’investissement du symbole Fratelli d’Italia permettent aux candidats locaux d’obtenir une légitimité pour mener une campagne électorale. On observe que les personnes interrogées forment des groupes idéologiques hétérogènes : le programme du parti n’est que très peu mobilisé localement, tandis que les relations amicales sont au premier plan. Ces considérations permettent de conclure que la personnalisation de la politique en Sicile se développe au sein du personnel politique de FdI, au détriment d’une cohésion idéologique nationale.

Bibliographie

ALBANESE Matteo. Neofascismo, un viaggio lungo (quasi) un secolo, In: il Mulino, Fascicolo 3, luglio-settembre 2021.

BRANCACCIO Luciano. Crisi del clientelismo di partito e piccole rappresentanze territoriali, Forme e spazi del consenso personale a Napoli, Quaderni di Sociologia, 2018.

BRIQUET Jean-Louis, SAWICKI Frédéric. L’analyse localisée du politique. In: Politix, vol. 2, n°7-8, Octobre-décembre 1989. L’espace du local, sous la direction de Jean-Louis Briquet et Frédéric Sawicki. pp. 6-16.

COCO Antonella, RUSSO Antonio. Personalizzazione della politica e disintermediazione tra mutamento e persistenza. I casi della Calabria e della Sicilia, In: Polis, Fascicolo 2, agosto 2021.

CRAVERI Piero. « Régimes politiques, État et nation en Italie », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 100, no. 4, 2008, pp. 87-96. 

MARCHAND-LAGIER Christèle. « Chapitre 1. Comprendre le vote FN en l’analysant localement : le cas du département de Vaucluse », , Le vote FN. sous la direction de Marchand-Lagier Christèle. De Boeck Supérieur, 2017, pp. 31-85.

PICCOLINO Gianluca, MARINI Sofia. Fratelli d’Italia nei consigli regionali, In: il Mulino, Fascicolo 2, aprile-giugno 2023.

Notes

1. Les personnes interrogées pour la rédaction de cet billet étant exclusivement des hommes, ce billet est entièrement rédigé au masculin. ↩︎
2. Les noms des personnes ont été modifiés afin de préserver l’anonymat de mes enquêtés. ↩︎
3. Le nom de la ville est fictif. ↩︎

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