Elles ont fait l’École. Les premières Farnésiennes (1924-1947) 2/2
Deuxième et dernière partie du billet rédigé par Chloé Tardivel et édité par Guilhem Dorandeu, membres de la section Moyen Âge. Doctoresse de l’université Paris Cité, Chloé Tardivel est spécialiste de l’histoire des pratiques langagières dans l’Italie communale médiévale. Ses recherches se situent à la croisée de l’histoire sociale, de l’histoire du genre et de l’histoire sociolinguistique.
Des Farnésiennes au service des bibliothèques et des archives
Pendant leurs années romaines, Jeanne Vielliard, Jeanne Odier, Suzanne Vitte et Suzanne Duvergé s’attèlent, à l’instar de leurs homologues masculins, à la rédaction d’un article et d’un mémoire de recherche inédit. Encouragée par Émile Mâle dont on pressent la touche dans le choix du sujet, Jeanne Vielliard, qui avait réalisé jusqu’alors une thèse à l’École des chartes sur le latin des diplômes royaux et chartes privées de l’époque mérovingienne, s’essaye à l’histoire de l’art en soumettant à l’Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres une étude iconographique de saint Pierre à Rome et en Italie, ce qui l’amena à voyager dans le Latium, en Toscane, en Ombrie en Émilie et en Lombardie [1]. Le rapporteur salue son travail comme le « témoin d’un esprit scientifique d’observation minutieuse et avertie » et l’invite à poursuivre ses recherches du côté de l’Orient afin d’écrire un livre sur l’iconographie de saint Pierre dans l’art chrétien en Occident et Orient – ce qu’elle ne fera pas. Ses successeuses choisissent, quant à elles, de mettre à l’honneur leurs compétences archivistiques, diplomatiques, philologiques et linguistiques. Jeanne Odier et Suzanne Duvergé étudient, de leur côté, les relations entre la Papauté et la royauté – française pour la première et aragonaise pour la seconde – dans la deuxième moitié du XIVe siècle [2]. Suzanne Vitte consacre, quant à elle, son mémoire aux traductions provençales de la règle de saint Benoît [3]. Si Jeanne Odier se voit reprocher par son rapporteur le choix de son sujet de mémoire, car les actes des registres du pape Grégoire XI (1370-1378) relatifs à la France avait été dépouillés par un ancien membre, elles reçoivent toutes les trois des éloges sur la qualité et le sérieux de leur recherche. Il sera même souligné les « dons historiques et [la] rare puissance de travail » de Suzanne Duvergé au regard de son analyse des relations du roi d’Aragon Pierre IV (1336-1387) avec les papes Urbain V et Grégoire XI.
Après leur sortie de l’École, Jeanne Vielliard et Suzanne Duvergé deviennent membres à la Casa de Velázquez de Madrid pour y poursuivre leurs recherches dans les archives de la Couronne d’Aragon. Jeanne Odier et Suzanne Vitte, quant à elles, retournent directement à Paris pour travailler au sein de la Bibliothèque Nationale. Excepté Jeanne Odier qui rentre très vite à Rome pour devenir collaboratrice scientifique de la Bibliothèque vaticane, les trois anciennes membres font carrière auprès des bibliothèques et archives françaises [4]. Jeanne Vielliard est nommée en 1931 conservatrice aux Archives Nationales après son séjour espagnol, puis secrétaire en 1937 du tout nouvel Institut de Recherche et d’Histoire des Textes (IRHT) dirigé par Félix Grat, son ancien collègue à l’EFR, et enfin directrice de l’Institut en 1940 à la mort de celui-ci. Suzanne Vitte poursuit, quant à elle, toute sa carrière aux Archives Nationales ; Suzanne Duvergé, un temps « chômeuse intellectuelle » à la Bibliothèque Nationale attend 1943 pour devenir titulaire. Elle devient conservatrice en cheffe en 1963 [5]. Il est certain que leur passage au palais Farnèse a été propice à la création d’un réseau intellectuel, et peut-être d’amitiés. Alors qu’elles n’étaient pas membres en même temps, Suzanne Vitte retrouve, par exemple, Jeanne Vielliard sur un projet d’édition des Annales de Saint-Bertin en 1964.

Vers l’admission des Normaliennes : les années 1940
Les années 1920-1930 marquent donc le début de la féminisation du personnel scientifique des Écoles françaises à l’étranger, ce qui peut apparaitre, dans le contexte de l’enseignement supérieur français, assez tardif, comparé à l’École des Chartes qui a ouvert ses portes à la première femme, Geneviève Aclocque, en 1907, et à l’existence depuis les années 1880 des Écoles normales supérieures des jeunes filles (1880, Fontenay-aux-Roses ; 1881, Sèvres). Alors qu’Émile Mâle semblait enthousiaste et encourageant sur l’admission des femmes au sein de l’École française de Rome, le directeur successif, Jérôme Carcopino, tire quant à lui un tout autre bilan de la féminisation du personnel scientifique lorsqu’il prend ses fonctions en 1937 :
Dès l’instant que les femmes peuvent être chartistes, normaliennes, agrégées, diplômées et directrices de l’École des Hautes Études, aucune raison théoriquement valable ne saurait s’opposer à leur admission à l’École de Rome. En fait, les seules femmes qui y soient entrées à ce jour venaient de l’École des Chartes, et n’ont pas, à Rome, marqué leur passage par des travaux dont on se souvienne : l’une des trois privilégiées, – Mlle Odier – y a simplement perdu la nationalité française par son mariage avec un médecin italien, le Dr. Bignami. Dans ces conditions, et comme en outre l’École d’Athènes a jusqu’à ici, et conformément au vœu de l’Académie des inscriptions, écarté tout élément féminin, j’ai l’intention de me montrer extrêmement réservé à l’égard des candidatures féminines et de ne les agréer qu’à titre exceptionnel, lorsqu’elles seront justifiées par de rares promesses de belles recherches professionnelles [6].
Il faut croire que les profils de Marguerite Boulet et de Suzanne Collon-Janin ont dissipé ses réserves quant à la promesse de belles recherches professionnelles de la part de femmes. En 1939, celles-ci deviennent respectivement la cinquième et sixième femme membre à entrer au palais Farnèse. La première est chartiste et autrice d’une thèse couronnée par le prix Auguste Molinier qui récompense chaque année la meilleure thèse de l’École des chartes [7]. Suzanne Collon-Janin est, quant à elle, agrégée de Lettres, ancienne normalienne de la rue d’Ulm où elle a suivi les cours d’histoire romaine… de Jérôme Carcopino. À l’époque, l’École Normale Supérieure offre une préparation à l’agrégation basée sur le critère du genre : celle de la rue d’Ulm étant réservée aux « jeunes hommes » tandis que celle de « Sèvres » accueille les « jeunes filles ». Suzanne Collon-Janin fait, toutefois, partie des 41 étudiantes reçues à l’ENS de la rue d’Ulm entre 1910 et 1939, date à laquelle les femmes n’ont plus été admises à se présenter au concours d’entrée (décret du 9 mars 1938) [8]. Le séjour romain de ces deux membres, ainsi que ceux de leurs collègues masculins, est cependant de courte durée. Il est interrompu par la déclaration de guerre de l’Italie à la France du 10 juin 1940, qui conduit à un rapatriement de son personnel. Pendant la guerre, l’EFR continue toutefois son activité scientifique. En 1942, la chartiste Édith Brayer est nommée membre.

La nomination de Suzanne Collon-Janin en 1939 bouscule un usage en vigueur au sein de l’EFR, celui de l’admission des femmes exclusivement via l’École des chartes. « Premier normalien » de sexe féminin nommé à l’EFR, son cas fait vraisemblablement des émules auprès des Sévriennes qui se voient refuser l’accès au palais Farnèse au motif que leur agrégation n’est pas qualitativement comparable à celle de leurs camarades masculins [9]. Une lettre du directeur de l’EFR, Albert Grenier, datée du 20 mai 1945 et adressée au directeur de l’Enseignement Supérieur, revient sur les raisons qui motivent l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres à refuser, pour l’instant, l’admission des Sévriennes au statut de membre :
L’Académie a été saisie d’une demande de l’École normale des Jeunes filles réclamant le droit de désigner une jeune fille pour l’École de Rome, comme l’École normale supérieure de la rue d’Ulm désigne l’un de ses élèves. Tout en reconnaissant que l’envoi d’une jeune fille à Rome a des précédents et ne présente pas d’inconvénient, la Commission repousse la demande de l’École normale des Jeunes filles dans la forme où elle est présentée. Une agrégation féminine même brillamment passée ne lui semble pas offrir les mêmes garanties que la désignation par l’École normale supérieure. Mais elle admet qu’un poste puisse être, tous les deux ans, réservé à une jeune fille, Sévrienne ou non, à condition que cette jeune fille ait fréquenté pendant ou après son temps d’études normal, soit l’École des Chartes soit l’École des Hautes Études et ait obtenu le diplôme de l’une de ces Écoles. Les capacités de la candidate pourront ainsi être jugées par comparaison avec celles des candidats masculins et la jeune fille aura acquis les connaissances techniques lui permettant de mettre utilement à profit son séjour à Rome. Il faudrait, pour que la demande de l’École normale des Jeunes filles, puisse recevoir ainsi cette satisfaction raisonnable que le nombre des membres à envoyer chaque année à l’École de Rome fixé jusqu’ici à 3 soit élevé à 4, étant entendu qu’à défaut de candidate acceptable ce 4ème poste pourrait être attribué à un candidat masculin.
En 1945, la candidate Michelle Fasciato semble répondre à tous les critères demandé par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Agrégée d’histoire, diplômée de l’EPHE, elle devient la première normalienne de l’École de Sèvres à être membre de l’EFR. Elle compte dans sa promotion, aux côtés de ses collègues hommes, Denise Cornet, chartiste.

En guise de conclusion
Cette enquête, motivée par la curiosité et le souhait de rendre visible ces pionnières, s’est révélée d’une grande richesse. Je ne rends compte ici que des premiers éléments de synthèse, car il est certain qu’elle est appelée à être continuée et étoffée. Il est apparu, tout d’abord, que l’EFR s’est féminisée en 1924 à l’instigation de l’École nationale des chartes, qui connaissait la parité dans son recrutement scientifique depuis plusieurs années. « Bousculée » dans ses traditions, « sommée » certainement de se prononcer sur l’arrivée d’une femme, elle a embrassé cette modernité grâce au soutien de son directeur de l’époque, Émile Mâle. Il est apparu, ensuite, que le recrutement du personnel scientifique féminin via cette institution a favorisé de facto des carrières de bibliothécaires et d’archivistes à la sortie de l’École, contrairement à la majorité des membres hommes, provenant en partie de l’ENS, qui ont fait une carrière académique voire politique. Bien que les carrières de ces anciennes membres aient été prestigieuses et reconnues sur le plan des honneurs nationaux, elles s’appuyaient davantage sur la production de travaux collectifs et moins sur le développement d’une œuvre et d’une pensée singulière, ce qui se traduisit par une visibilité moindre dans l’histoire…. Cette enquête qui se termine dans les années 1940 montre, enfin, le tournant qu’a représenté pour l’École la diversification des profils scientifiques féminins et l’arrivée des premières Normaliennes.
[1] Rapport de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres lu pendant la séance du 3 juin 1927.
[2] Rapport de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres lu pendant la séance du 25 mai 1928 (Jeanne Odier) ; Rapport de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres lu pendant la séance du 22 mars 1935 (Suzanne Duvergé)
[3] Rapport de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres lu pendant la séance du 20 mai 1932.
[4] José Ruysschaert, « Jeanne Bignami Odier (1902-1989) », MEFRM, 101-1, p. 7-10.
[5] La citation est issue de Geneviève Boisard, « Suzanne Honoré (1909-2000) », Bibliothèque de l’École des Chartes, 158-2, 2000, p. 656-658.
[6] « À l’École de toute l’Italie », ibid, p. 205 (texte n° 14).
[8] Henri Gilles, « Marguerite Boulet-Sautel (1912-2004) », Bibliothèque de l’École des Chartes, 2004, 162-2, p. 651-625.
[9] Loukia Efthymiou, « Le genre des concours », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 18, 2003, p. 91-112.
[10] Du propre aveu des Sévriennes, cf. Loukia Efthymiou, « Le genre des concours », ibid.
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EFR (2 octobre 2024). Elles ont fait l’École. Les premières Farnésiennes (1924-1947) 2/2. À l’École de toute l'Italie. Consulté le 18 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12ed1