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Elles ont fait l’École. Les premières Farnésiennes (1924-1947) 1/2

Première partie du billet rédigé par Chloé Tardivel et édité par Guilhem Dorandeu, membres de la section Moyen Âge. Doctoresse de l’université Paris Cité, Chloé Tardivel est spécialiste de l’histoire des pratiques langagières dans l’Italie communale médiévale. Ses recherches se situent à la croisée de l’histoire sociale, de l’histoire du genre et de l’histoire sociolinguistique.

En arrivant à l’École, je me suis rapidement demandé qui étaient mes prédécesseuses dans cette prestigieuse institution, certainement en raison de mon intérêt et de ma formation en histoire du genre. Je connaissais bien quelques collègues passées par le palais Farnèse mais j’étais incapable dans mon imaginaire de médiéviste de remonter plus loin que les années 1990. Comment se faisait-il que je pouvais citer sans problème des noms d’anciens membres de la deuxième moitié du XXe siècle (Jacques Le Goff, André Vauchez, Jean-Claude Maire Vigueur, etc.), et m’émerveiller de m’inscrire dans leur pas, mais fare fatica à trouver le nom d’une seule membre médiéviste ? En effectuant quelques recherches rapides sur internet, je ne manquais pas de découvrir et de lire avec intérêt le billet de ma collègue de la section Moyen Âge, Angela Cossu, sur Jeanne Vielliard, première femme recrutée à l’EFR en 1924, chartiste, philologue, devenue conservatrice aux Archives Nationales et directrice de l’Institut de recherche et d’histoire des textes (IRHT). J’avais envie d’en savoir plus : qui étaient les Farnésiennes après Jeanne Vielliard, la pionnière des pionnières ? [1] Comment s’appelaient-elles ? Qu’avaient-elles écrit ? Étaient-elles nombreuses ? Quel avait été leur parcours avant d’entrer à l’EFR et leur carrière après leur sortie ? Comment leur arrivée et leur présence dans l’institution avait-elle été accueillie dans ces années-là ? Je commençais à questionner toutes les personnes susceptibles de m’apporter des réponses et à recueillir les sources à ma disposition, ici, à Rome [2]. Ce billet est le résultat de cette enquête, d’une histoire connue en interne de certains et certaines mais pas encore écrite [3]. Elle est appelée à être complétée et amendée par des travaux futurs, en prenant notamment appui sur les archives de l’École conservées aux Archives Nationales, voire sur les archives privées de ses membres.

Et l’École se féminisa : « [des] jeunes filles sorties les premières de l’École des chartes »

C’est par ces mots qu’Émile Mâle, directeur de l’EFR (1923-1937), désigne en 1931 les membres de sexe féminin de son institution. Il est alors en train de rédiger la conclusion d’un ouvrage collectif important, longtemps retardé, consacré à l’« histoire et l’œuvre » de l’École en vue de célébrer les 50 ans de sa création (1875-1925). Reprenant un texte qu’il avait publié en 1926 dans la série « Nos grandes écoles » de la Revue des deux mondes, il juge bon de mettre à jour pour cette occasion ce qu’il avait écrit à propos du système de recrutement de ses membres [4] :

Une seule innovation mérite d’être signalée : depuis quelques années des jeunes filles, sorties les premières de l’École des chartes, ont été accueillies à l’École de Rome ; elles ont prouvé par leur intelligence et leur travail qu’elles étaient parfaitement dignes d’y tenir leur place [5].

Trois femmes avaient, en effet, été accueillies au palais Farnèse en 1931, toutes sous sa direction : Jeanne Vielliard en 1924, Jeanne Odier en 1925 et Suzanne Vitte en 1929. En 1932, soit un an après la publication du livre du Cinquantenaire, Suzanne Duvergé entrait à l’École française de Rome, devenant la quatrième femme membre de son histoire parmi les 348 membres qu’elle avait compté jusqu’alors [6].

Promotion 1924-1925. Jeanne Vielliard est assise au premier rang, à gauche. À ses côtés, assis, le directeur Émile Mâle et son collègue membre Félix Grat. Debout, de gauche à droite, les membres : Jacques Madaule, Léon Bourdon, Georges Recoura, Pierre Boyancé. © EFR / Archives

Comme le souligne Émile Mâle, Jeanne Vielliard, Jeanne Odier, Suzanne Vitte et Suzanne Duvergé sont « accueillies à l’École de Rome », en vertu d’un accord remontant à la fondation de l’établissement, qui voulait que la personne ayant obtenu le diplôme d’archiviste-paléographe de l’École des Chartes, avec les meilleurs résultats soit admise de facto comme membre à l’École française de Rome. Il s’agissait à la fois d’une récompense, d’un grand honneur et d’une opportunité pour mettre à profit les compétences acquises pendant la scolarité au service de la valorisation des fonds archivistiques romains, notamment ceux du Vatican. Lorsque Suzanne Duvergé sort major de promotion en 1932, les étudiantes de l’École des chartes évoluent depuis huit ans dans un contexte de mixité scientifique ; la parité hommes-femmes ayant été atteinte en 1924 pour le concours d’entrée [7].

Promotion 1933-1934. Suzanne Duvergé, assise à gauche à côté du directeur Émile Mâle et de son collègue membre Jean Bérard. Debout : membres non identifiés. © EFR / Archives

Quelles ont été les conditions d’accueil de ces jeunes chartistes, habituées à rivaliser intellectuellement avec les hommes, dans ce « bastion masculin » qu’est l’École française de Rome [8] ? Un article du magazine catholique La France Illustrée daté du 3 janvier 1925, intitulé « une nouvelle conquête du féminisme », relatif à l’arrivée de Jeanne Vielliard au Palais Farnèse, évoque le « zèle de M. Prou, directeur de l’École des Chartes, pour que veuillent bien s’ouvrir devant une femme les portes de l’école de M. Mâle » [9].

Extrait de La France illustrée (n° 2614, 77). Solange Haber, « Une nouvelle conquête du féminisme », 3 janvier 1925. © BNF / Chloé Tardivel

Si l’on se doute que l’arrivée d’une femme au palais Farnèse ait été débattue à cette période – rien dans les statuts de l’École ne défend pourtant les femmes d’y entrer –, il n’est toutefois pas possible en l’état de documenter en interne les enjeux de l’admission de Jeanne Vielliard en qualité de membre. La dernière phrase d’Émile Mâle citée précédemment (« elles ont prouvé par leur intelligence et leur travail qu’elles étaient parfaitement dignes d’y tenir leur place ») laisse néanmoins entrevoir que la présence de femmes membres déroge à un certain ordre social et que ces dernières ont été sommées – même inconsciemment – de « prouver » leur valeur scientifique. Du point de vue des conditions matérielles d’études, elles ne font pas l’objet de discriminations, puisqu’elles bénéficient des mêmes accès aux ressources bibliographiques et archivistiques et de la même rémunération que leurs collègues masculins.

Extrait du budget des dépenses de 1924. On peut y lire les émoluments des six membres de l’année 1924-1925, dont celui de « Melle Vieilliard ». © EFR / Archives

La féminisation du personnel scientifique des EFE : les années 1920-1930

Avec l’admission de Jeanne Vieilliard en 1924, l’École française de Rome devient la quatrième École de l’actuel réseau des Écoles françaises à l’étranger (EFE) à accueillir une femme parmi son personnel scientifique. Trois ans auparavant, en 1921, Jeanne Daste, philosophe, avait été nommée membre à la Casa de Velázquez de Madrid, alors que la construction du palais sur l’emplacement que nous connaissons actuellement débutait tout juste [10]. La même année, Marcelle Baud avait intégré, quant à elle, l’Institut français d’archéologie orientale (IFAO) du Caire en qualité de dessinatrice [11]. L’année suivante, en 1922, Suzanne Karpelès, qui parlait couramment l’hindi et le bingali, devenait, de son côté, la première femme du corps des membres permanents de l’École française d’Extrême-Orient (EFEO) [12]. À sa sortie en 1925, elle devint d’ailleurs la première conservatrice de la Bibliothèque royale du Cambodge avant de créer la première institution pour l’étude du bouddhisme en 1929 [13].

Casa de Velázquez. © Commons Wikimedia / Zarateman

Deux ans après l’EFR, en 1926, c’est au tour de l’École française d’Athènes (EFA) de se féminiser, bien que cette innovation n’ait pas été motivée par la France. À la demande du gouvernement hollandais, Madame Van Leeuwen-Boomkamp est accueillie comme membre étrangère pendant quelques mois au sein de l’institution (décembre 1926-juillet 1927) [14]. À l’instar du cas romain, cette admission féminine est discutée en amont. Interrogé par la légation des Pays-Bas durant l’été 1926 sur l’admission des femmes au sein de la section étrangère de son institut, Pierre Roussel, directeur depuis moins d’un an, répond positivement, tout en émettant quelques conditions teintée de suspicion quant à leur sérieux scientifique :

Je n’y vois pour ma part aucun inconvénient à condition qu’elles présentent les mêmes titres scientifiques et qu’elles viennent, non pas pour un bref voyage d’agrément, mais pour un travail déterminé, d’une durée d’au moins une année. Il est bien entendu qu’elles devront se contenter des conditions matérielles d’existence de leurs camarades masculins [15].

Tout porte à croire que son choix d’accepter les femmes dans la section étrangère ait été motivé par un contexte de concurrence accru avec les autres instituts étrangers installés à Athènes, puisque ces derniers, à l’exemple de la British School, avaient commencé à ouvrir leurs portes aux femmes. En 1922, lorsque le gouvernement hollandais avait proposé à la direction de l’EFA une candidature féminine, elle était restée lettre morte. Si après l’admission de Madame Van Leeuwen-Boomkamp, l’École française d’Athènes continue à accueillir des femmes dans sa section étrangère, il faut attendre 1956 pour que la première membre de nationalité française franchisse son seuil. Nicole Weill, agrégée de Lettres, inaugure cette place de pionnière au sein de la plus ancienne École française à l’étranger. Dix-huit ans auparavant, en 1938, Christine Desroches-Noblecourt était devenue, quant à elle, la première femme pensionnaire de l’IFAO, après l’ouverture permise par la dessinatrice Marcelle Baud.


[1] Comme le rappelle bien Angela Cossu, « parce que dans sa génération Jeanne Vielliard est certainement une femme qui a redéfini le concept de primat : dans tous les aspects de sa vie, consacrée à l’histoire et à la philologie, elle a été pionnière » : https://efrome.hypotheses.org/553.

[2] Je remercie sincèrement Brigitte Marin, Cécile Martini et Emmanuel Turquin pour m’avoir fourni tout le matériel dont ils disposaient au sein de l’EFR. Le premier instrument de travail que j’ai consulté est l’annuaire des membres (5ème édition, 2019).

[3] Cf. le constat de Michel Gras dans sa préface à l’ouvrage collectif « À l’École de toute l’Italie ». Pour une histoire de l’École française de Rome, Rome, 2010 : « Une histoire de l’École française de Rome reste à écrire » (p. 1).

[4] On peut lire la version originale de 1926 dans « À l’École de toute l’Italie », ibid., p. 159-175 [texte 11].

[5] L’histoire et l’œuvre de l’École française de Rome. Livre du Cinquantenaire, Paris, 1931, p. 324.

[6] Recension effectuée sur les promotions des années 1875 à 1933. Elle ne tient pas compte des membres hors classe et des membres mobilisés pendant la guerre de 14-18.

[7] Jean-Charles Bédague, Michelle Bubenicek et Olivier Poncet (dir.), L’École nationale des chartes. Deux cents ans au service de l’Histoire, Paris, 2020, p. 146. La première femme admise à l’École des Chartes est Geneviève Aclocque en 1907. « La parité hommes-femmes est atteinte dès 1924 pour le concours d’entrée, et en 1932 pour celui de sortie », dans L’Histoire, n° spécial, L’École nationale des chartes fête ses 200 ans, 2021, p. 13. Disponible en ligne sur le site de l’École des Chartes : https://www.chartes.psl.eu/tire-part-du-magazine-lhistoire.

[8] La citation est issue de la communication d’André Vauchez « L’École des Chartes et l’École française de Rome » donnée en 2021 à l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres : https://aibl.fr/coupoles/andre-vauchez-lecole-des-chartes-et-lecole-francaise-de-rome-coupoles-2021/. Je remercie sincèrement André Vauchez pour m’avoir transmis son discours écrit.

[9] Je n’approfondis pas ici la vision du féminisme – chrétien – promue par la journaliste dans cet article.

[10] Voir l’onglet consacré aux membres de la Casa Velázquez : https://www.casadevelazquez.org/recherche-scientifique/presque-un-siecle-de-membres-scientifiques.

[11] Voir à ce propos, l’exposition qui lui a été consacrée sur le site de l’IFAO : https://www.ifao.egnet.net/recherche/manifestations/ma1388/.

[12] Voir la notice de l’EFEO : https://www.efeo.fr/biographies/notices/karpeles.htm.

[13] Suzanne Karpelès est une pionnière dans de nombreux domaines. Elle reste toute sa vie très proche de l’EFEO et choisit de passer sa retraite et sa fin de vie à l’ashram de Sri Aurobindo à Pondichéry (Inde).

[14] Je ne suis pas parvenue à trouver le prénom de cette personne, désignée, encore aujourd’hui dans la documentation officielle, comme « Melle Van Leeuwen-Boomkamp ». Voir la page institutionnelle de l’EFA : https://www.efa.gr/qui-sommes-nous/de-1846-a-nos-jours/membres-francais-de-l-efa/membres-etrangers-de-l-efa/. Je tire les informations suivantes de l’article de Didier Viviers, « Un enjeu de politique scientifique : la Section étrangère de l’École française d’Athènes », Bulletin de correspondance hellénique, 120-1, 1996, p. 173-190.

[15] Didier Viviers, « Un enjeu de politique scientifique : la Section étrangère de l’École française d’Athènes », ibid., p. 182.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
EFR (25 septembre 2024). Elles ont fait l’École. Les premières Farnésiennes (1924-1947) 1/2. À l’École de toute l'Italie. Consulté le 1 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12ci5


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